Une arrivée des plus fracassantes... [PV Nina]

Le mensonge était si évident que Nina s’abstint d’y répondre. Inutile de le blesser inutilement, ce n’était pas on genre. Elle se contenta de manger son morceau de viande séchée en silence, sans davantage de commentaire. Lorsqu’elle eut terminé, elle continua de chevaucher en silence, fermant de temps à autre les yeux pour apprécier le silence et les bruits de la nuit. Elle avait toujours aimé la nuit. Déjà toute petite, alors que les autres enfants avaient peur du noir et transformaient la moindre ombre mouvante en quelque monstre, elle puisait dans l’obscurité une grande force. Peut-être était-ce parce que c’était dans le noir que son père se laissait aller à quelque émotion, faisant ainsi de sa fille le seul et unique témoin de cet aspect de sa personnalité, de cette fragilité humaine qui pointait derrière la carapace d’El Jinete. Et parce qu’elle était la seule à connaître cette facette, Nina avait tiré une grande force de cette marque de confiance. Elle avait appris à aimer la nuit. En dépit de tous les dangers qu’elle recelait, la jeune femme s’y sentait en sécurité.

Rompant le silence, Colton la sortit une nouvelle fois de ses pensées. Il voulait savoir ce qui avait conduit la mexicaine dans les parages. Elle réfléchit un instant avant de répondre.

- Vous semblez habitué à parcourir les routes et vous devez savoir aussi bien que moi qu’il peut être dangereux d’accorder sa confiance au premier venu. Vous m’avez sauvé la vie, certes. Mais je ne connais rien de vos intentions et de vos propres motivations. J’ai vu la facilité avec laquelle vous pouviez tuer et je ne suis pas assez bête pour risquer de faire de vous mon ennemi.

Elle marqua une pause dans son discours avant de poursuivre. Si le pistolero lui inspira de la sympathie au premier abord, elle n’avait pas encore pris de décision quant à lui accorder sa confiance. Aussi elle ajouta :

- Je me contenterai de vous dire que je cherche quelqu’un.

Elle ne prenait aucun risque en dévoilant cette information. Tant qu’elle ne dirait pas de qui il s’agissait ni pourquoi et dans quel but elle le cherchait, Colton ne serait pas plus avancé. Nina n’avait jamais été très encline à parler d’elle. Son père lui avait appris à se méfier des inconnus. Un chasseur de primes pouvait se cacher derrière n’importe quel client d’un saloon ou derrière n’importe quel voyageur. Or il ne faisait pas bon pour un hors la loi de trop en dire à ces gens là. Même si Colton ne semblait pas de cette espèce, elle n’en savait pas pour arrêter son avis sur la question.

Le visage de Nina n’avait pas trahi la moindre émotion devant la menace de Colton. Si les battements de son cœur s’étaient accélérés sous l’effet de la montée d’adrénaline, elle n’en avait rien laissé paraître. Elle avait pu observer le pistolero dans les heures qui avaient précédé, et le peu qu’elle en savait sur lui suffisait pour savoir que s’il avait eu ne serait-ce qu’une seconde l’idée de la tuer, elle serait déjà morte. Il n’aurait pas pris la peine d’arrêter son mouvement avant de tirer et encore moins de lui adresser la parole. Aussi lorsqu’il plongea ses yeux dans ceux de la jeune femme, il put certainement y lire le défi.

Ainsi donc il était mercenaire. La mexicaine n’en n’était pas surprise. Si on lui avait posé la question, c’est sans doute ce qu’elle aurait répondu. Ça collait assez bien au personnage. Ce n’était pas un chasseur de primes mais ce n’était pas forcément mieux. Elle réserverait encore son jugement quelques temps avant de lui faire pleinement confiance. Pour l’heure elle devinait aisément qu’il n’hésiterait pas à se retourner contre elle si là était son intérêt.

Ils chevauchèrent quelques mètres encore avant de ralentir pour finalement s’arrêter devant un spectacle pour le moins désagréable. Devant eux, un arbre aux macabres fruits se découpait dans la nuit. Nina serra les poings, sans parvenir à détacher son regard du funeste avertissement. Elle ne savait pas bien quel sentiment l’emportait dans son esprit. Était-ce le dégoût ? La colère ? Ou bien encore la peur ? C’est à peine si elle écouta la remarque de Colton. Dans sa tête, elle imaginait quelle serait la meilleure façon de venger ces malheureux si elle tombait sur les auteurs de cette barbarie.

Alors même que cette idée lui traversait l’esprit, une branche craqua à quelques pas d’eux. Brutalement arrachée au spectacle morbide, Nina sursauta légèrement. Avant que l’un ou l’autre ait pu esquisser le moindre geste, des ombres sortirent de derrière les rochers qui bordaient la route à cet endroit. En dépit de l’obscurité, le mince croissant de lune suffisait à faire brille les pointes de flèches braquées sur eux. Décidément, ce n’était pas leur jour. En elle-même, la jeune femme se demanda avec ironie si c’était elle qui portait malheur à son compagnon ou l’inverse. Tandis que de son côté Colton levait les bras, la mexicaine resta, elle, parfaitement immobile. Une voix brisa le silence, s’adressant au pistolero, un guerrier lui posait une énigme. Impassible Nina attendit. La situation prit alors un tour inattendu. Après avoir donné la bonne réponse, le jeune homme descendit de cheval pour s’avancer vers le guerrier indien. À la manière de deux amis qui se retrouvent après une longue absence, les deux hommes se saluèrent. Si elle n’en montra rien, Nina n’en fut pas moins surprise. Descendant à son tour de cheval, elle s’avança à la hauteur des deux amis, restant tout de même légèrement en retrait, et les suivit tandis que tous prenaient la direction du village. Mâchoires serrées, la jeune femme ne disait pas un mot. L’accueil finalement amical ne suffisait pas à lui faire oublier les cadavres mutilés dans l’arbre.

Il leur fallut environ une heure pour atteindre le village à pied. Nina voyait Colton lui jeter quelques regards en biais et s’interrogeait sur leur signification. Mais ce n’était pas le moment de le lui demander, aussi garda-t-elle le silence. Guidés par les guerriers qui les entouraient, ils avancèrent dans le village silencieux en direction du seul tipi d’où s’échappait encore la lumière d’un feu. Celui avec qui le pistolero semblait avoir des affinités s’engouffra à l’intérieur pour en ressortir presqu’immédiatement accompagné d’un homme d’âge mur. Encore une fois, Nina resta impassible. Pourtant, malgré l’obscurité, elle l’avait reconnu instantanément. Delsin Abdabun.

Plongée dans la foule de souvenirs qui d’un seul coup remontaient à la surface, la jeune femme n’écouta que distraitement l’échange qui suivit. Son compagnon de route tentait de négocier des vivres que le sachem leur refusait. Nina, elle, était revenue une dizaine d’années en arrière. C’était à l’époque où elle et son père venaient tout juste de franchir la frontière. Cette même époque où la jeune fille qu’elle était alors, était devenue une femme. Cette année là, le père de Nina avait sympathisé avec le chef d’un village indien qui les avait accueillis parmi eux pour l’hiver. La jeune fille avait pu ainsi bénéficier des conseils que seule une femme pouvait lui donner en ces circonstances. De son côté, l’épouse du sachem qui n’avait jamais pu avoir d’enfants, avait pu le temps d’une saison apporter à Nina un peu de l’amour maternel dont l’une et l’autre avaient été privées. Cet hiver-là faisait sans doute partie des meilleurs souvenirs que la mexicaine avait gardés de son enfance.

Plongée dans ses souvenirs, elle n’avait pas remarqué que la conversation entre le vieux Delsin et Colton était terminée, ni que l’attention du sachem s’était enfin portée sur elle. Elle sursauta lorsqu’il lui saisit le poignet. De toute évidence, il l’avait à son tour reconnue. En effet, sur le poignet qu’il avait saisi, la jolie brune portait une tache de naissance en forme d’aigle qui avait fasciné l’homme à l’époque de leur première rencontre. Il y avait vu la protection des esprits et avait assuré au père de Nina qu’elle avait beaucoup de chance de bénéficier d’un soutien si puissant. La mexicaine n’y avait jamais vraiment cru mais n’avait jamais non plus osé le contredire.

La jeune femme surprit le regard du pistolero sur elle. Étonné ou inquiet ? Il faut dire que les propos de l’indien lui étaient incompréhensibles. Nina, elle, comprenait la quasi-totalité de ce qu’il disait. Elle avait quelques lacunes depuis le temps, mais une saison au sein du village lui avait permis d’apprendre leur langue. Répondant à l’appel de Delsin, une femme aux cheveux tout aussi grisonnants sortit à son tour du tipi. En voyant Nina, elle poussa à son tour une série d’exclamations avant de se jeter littéralement sur elle pour la prendre dans ses bras. C’est seulement à se moment là que l’expression de la jolie brune changea. Souriante, elle rendit son étreinte à la vieille femme, prononçant quelques mots dans la même langue qu’elle. Pour un temps, elle avait oublié les cadavres mutilés.

Le sachem et son épouse entrainèrent Nina à l’intérieur, suivis par certains guerriers ainsi que Colton auxquels l’homme avait fait signe d’entrer. Lorsqu’ils furent assis autour du feu, la jeune femme se pencha vers son compagnon de route et lui glissa à voix basse :

- Vous les aurez vos vivres.

Tout le repas ne fut qu’une avalanche de paroles et de souvenirs. Tout à la joie d’avoir retrouvé Nina, le sachem semblait presqu’en avoir oublié sa position de chef du village. Quant à son épouse, elle semblait vouloir à tout prix gaver la jeune femme. Cette dernière répondait à toutes leurs questions avec bienveillance. Elle était transformée. Son expression qui jusque là avait toujours été impassible voire dure, faisait place à présent à une foule d’émotions. Souriante, les yeux pétillants, elle participait avec entrain à la conversation, riant franchement par moments. On aurait dit quelqu’un d’autre. Le couple indien sembla profondément affecté d’apprendre la disparition de leur vieil ami. Mais bien vite, l’atmosphère redevint joyeuse et détendue. De temps à autre, la mexicaine jetait un regard discret en direction du pistolero. Il observait plus qu’il ne participait aux réjouissances, étouffant même par moment quelque bâillement.

Bientôt, on les conduisit vers un autre tipi où ils pourraient passer la nuit. Nina avait dû insister poliment pour écourter les retrouvailles, prétextant qu’ils avaient fait une longue route et étaient fatigués du voyage. C’était un mensonge bien entendu mais leurs hôtes n’avaient pas besoin de savoir qu’ils venaient de Dodge ni d’avoir plus de détails sur ce qui s’y était passé. Les deux compagnons se retrouvèrent donc enfin seuls dans un tipi comportant une unique couche. C’est seulement après s’être assuré qu’il n’y avait plus personne à l’extérieur que le jeune homme s’adressa enfin à elle.

- Alors comme ça, tu es la fille d'El Jinete ?

Nina nota immédiatement le tutoiement. C’était la deuxième fois qu’il l’employait. D’abord ça avait été pour la menacer, une façon d’affirmer qu’il avait le dessus. À présent il utilisait le « tu » comme si de savoir qui elle était les rapprochait. La jeune femme n’était pas certaine d’apprécier. Elle était encore sur ses gardes et le fait qu’il connaisse son père signifiait qu’il avait forcément fait le rapprochement avec le « jeune garçon » qui l’accompagnait à la fin de sa carrière. Si on le payait pour retrouver ce même « jeune garçon » figurant seul sur les avis de recherche du Colorado, il ne serait sans doute pas long à faire le rapprochement avec elle. C’était cette même méfiance qui l’avait conduite à se débrouiller pour qu’ils partagent le même tipi. Ainsi elle pourrait à la fois le garder à l’œil et peut-être en apprendre davantage de façon à se faire une opinion. Elle se garda bien cependant de laisser transparaître ses réflexions. Depuis qu’ils avaient quittés le sachem et son épouse, elle avait retrouvé son expression neutre et c’est sur le même ton qu’elle répondit.

- En effet, je suis la fille d’Ernesto Fernandez, plus connu sous le nom d’El Jinete.

Elle se débarrassa de sa veste avant de poursuivre ses explications. En dévoilant quelques bribes d’informations, elle espérait bien le pousser à pour suivre la conversation et en apprendre plus à son tour.

- Mon père et moi avons passé un hiver au sein de ce village quand j’avais treize ans. À l’époque ils étaient installés au Texas.

La jeune femme laissa Colton parler sans l’interrompre. Il semblait sincère et à moins qu’il ne soit plus doué encore pour le bluff qu’elle, il y avait de grandes chances pour qu’il dise la vérité. Tant mieux, Nina pourrait dormir sans craindre qu’il ne lui tire dessus pendant son sommeil. Elle eut la plus grande difficulté à dissimuler son émotion lorsqu’il lui avoua qu’il aurait aimé rencontrer son père. En elle-même, elle se fit la réflexion qu’il lui manquait.

Tout en parlant, le pistolero s’installait pour la nuit, se débarrassant de ses effets personnels. De son côté en l’écoutant, Nina faisait de même. Elle roula sa veste de façon à s’en faire un oreiller. Puis elle se défit de son ceinturon qui supportait les deux holster et après s’être également assurée du bon état de ses colts, elle les déposa non loin de sa veste, à portée de main. Ni l’un ni l’autre ne semblait s’apercevoir qu’ils avaient à peu de choses près les mêmes gestes rituels. Pour finir, Nina se débarrassa de son corset, ne conservant pour la nuit que la chemise qu’elle portait en dessous. C’est ce moment là que choisit Colton pour poser une question qui visiblement lui tenait à cœur.

- Il y a juste une chose. Satisfais ma curiosité. Qu'est ce que tu as bien pu leur dire pour qu'ils ne nous donnent qu'une seule couche ?

Un sourire malicieux éclaira le visage de Nina. Prenant le temps de s’allonger sur la couche en question avant de répondre, elle lâcha d’un ton rieur :

- J’ai dit qu’on était mariés. Ça a beaucoup étonné ton ami Anoki d’ailleurs.

Si le but premier de la jolie brune était d’être certaine de partager le même tipi que le pistolero et ainsi pouvoir le garder à l’œil, elle n’en savourait pas moins indirectement sa douce vengeance pour les menaces qu’il lui avait proférées un peu plus tôt dans la soirée. Et puis après tout, après la journée qu’ils avaient eue, un peu d’humour ne pouvait pas faire de mal. Un sourire flottant toujours sur ses lèvres, la jeune femme se tourna sur le côté.

Colton ne semblait plus du tout pressé de dormir après la réponse de Nina. Il semblait même plutôt vexé à en juger par le ton qu’il employait. Il y avait sans doute une part de vrai dans ses propos et la jeune femme ne le contredit pas. C’était vrai, elle aimait la liberté grisante qu’offrait sa vie. Cette sensation que le monde lui appartenait. L’exaltation que provoquait la proximité du danger. Mais ce n’était pas la seule raison qui la poussait dans cette voie. En fait, elle n’avait connu que ça depuis toute petite. Elle avait été élevée selon ce mode de vie. Pour rien au monde elle n’aurait changé. Et puis elle avait une vengeance à assouvir… Elle aurait pu dire tout ça pour répondre à la question du pistolero. Est-ce qu’il avait raison ? Oui et non à la fois. La jeune femme préféra garder le silence. Elle ne souriait plus.

Puis vint la seconde question. Le ton de Colton avait changé. Autoritaire et provocateur l’instant d’avant, il était à présent simplement curieux et… compatissant ? Nina ne répondit pas tout de suite. Dans son esprit elle revoyait la scène. Il y avait eu deux coups de feu qui l’avaient alertée. En courant, elle était revenue au campement mais s’était arrêté net à l’abri d’un rocher en découvrant ce qui se passait. Un peu plus loin devant elle, gisait le corps de son père. Dans son dos deux trous, témoins de la traitrise de son assassin. L’homme avait pris le temps d’arracher à sa victime un anneau caractéristique qu’il portait à son doigt, preuve de la bonne exécution de sa mission. Puis abandonnant le corps aux vautours, il s’en était allé. Revenant à la réalité, Nina se tourna pour faire face à Colton. D’une voix grave, presque enrouée, elle répondit :

- On l’a assassiné.

Elle aurait pu en dire plus. Détailler les circonstances. Parler de ses projets de vengeance. Mais elle n’en avait ni la force ni l’envie. Sa vengeance n’appartenait qu’à elle. Ce jour là, c’était Ernesto qu’elle avait enterré en plein désert. El Jinete lui vivrait toujours tant qu’elle-même prendrait la relève. Basculant sur le dos, elle fixa à son tour la toile tendue au dessus de leurs têtes. Elle non plus n’avait plus sommeil.

Un long silence suivit la réponse laconique de Nina. Allongée sur le dos, les mains croisées sur le ventre, la jeune femme fixait le plafond. Son expression était plus que jamais impassible, dure, déterminée. Mais ses yeux brillant dans l’obscurité la trahissaient. Depuis qu’elle avait rencontré Colton, il lui avait plusieurs fois rappelé son père, dans sa façon de la considérer, dans sa vision des choses. À présent, elle prenait conscience du gouffre qui séparait les deux hommes. Avec son père, la mexicaine pouvait se laisser aller en toute confiance, elle n’était pas obligée de conserver ce masque derrière lequel elle dissimulait toutes ses émotions. Après le repas en compagnie des indiens durant lequel elle avait laissé libre cours à ses sentiments de joie, la redescente était difficile.

Encore une fois, ce fut Colton qui rompit le silence. À croire que c’était lui le plus bavard des deux. Il y avait de la sincérité dans sa proposition. Sans doute était-ce sa façon à lui de lui assurer son soutien moral. Pourtant, Nina prit ces paroles comme une attaque. Aussi silencieuse et rapide que la mort elle-même, elle agit. Si le pistolero était sans aucun doute plus rapide qu’elle en temps normal, la nuit avait toujours été l’alliée de la belle et la surprise lui donnait l’avantage. Brusquement, elle avait basculé sur le côté. Dans le même mouvement, elle avait sorti le couteau qu’elle dissimulait dans sa jambière et du pied avait éloigné les armes soigneusement posées près du pistolero. Elle se trouvait à présent penchée sur lui, son couteau appuyé sur la gorge du jeune homme, son visage à quelques centimètres du sien. D’une voix dure, elle cracha :

- Qui me dit que je peux te faire confiance ? Je n’ai pas besoin de toi pour venger mon père, Gringo !

Tout dans son attitude reflétait sa détermination et sa colère. Ses mâchoires serrées, ses yeux noirs emplis de haine semblaient lancer des éclairs, la pression de la lame sur la gorge de Colton n’était pas feinte, il était entièrement à sa merci. Pourtant, malgré les apparences, elle n’avait pas vraiment l’intention de le tuer, ni même de lui faire le moindre mal. Elle avait juste besoin d’évacuer cette colère qui l’envahissait à l’évocation de ces souvenirs douloureux et les derniers mots de son compagnon avaient été de trop. Pourtant, ce n’était pas vers lui qu’était dirigée toute cette haine.

Nina ne sut pas très bien combien de temps ils restèrent ainsi. De longues minutes en vérité s’écoulèrent, où elle maintint la menace de sa lame. Colton dans la position où il était ne pouvait faire le moindre geste sans risquer de finir égorgé sur le champ. À moins qu’il n’ait compris que les intentions de Nina n’étaient pas si hostiles qu’il n’y paraissait ? C’était peu probable mais possible. Alors, sans que rien dans l’expression de la mexicaine n’ait changé, une larme de rage perla au coin de son œil. Du fait de la gravité, elle alla s’écraser sur la joue de Colton, quelques centimètres en dessous.

Une foule d’émotions se bousculaient dans la tête de Nina. À un tel point qu’elle en était presque paralysée. La colère, la haine, la frustration, la douleur… tout se mélangeait pour donner naissance à une rage sans nom. Une seule chose retenait encore son geste : le fait qu’il ne soit pas dirigé contre la bonne personne. Et il l’avait compris. Son discours montrait sa certitude. Il savait qu’elle ne voulait pas le tuer. Est-ce que Colton avait saisi tout ce qui se passait réellement dans la tête de la mexicaine ? Ce n’était pas certain. Mais une partie au moins était claire à ses yeux. Et par ses paroles, il la provoquait, pour la pousser à réagir, lui faire comprendre ce dont elle n’avait pas vraiment encore conscience. Ce n’était pas l’homme sous la lame de son poignard qu’elle voulait tuer mais son chagrin. Une bataille perdue d’avance.

Les propos du pistolero augmentaient encore la rage qu’éprouvait la jeune femme. Sur le manche du couteau, ses phalanges blanchirent, témoin évident de la colère qu’elle contenait pour ne pas commettre l’irréparable. Ça aussi il l’avait compris, et le premier instant de surprise passé, il avait retrouvé la maitrise de lui-même pour pouvoir riposter. Bientôt, Nina sentit la pointe du propre couteau de Colton lui piquer la poitrine. Un bref instant, à peine une fraction de seconde, l’idée lui traversa l’esprit de se laisser emporter par son propre poids, enfonçant elle-même la lame dans son cœur. Ainsi elle aurait gagné, elle aurait eu le dernier mot. Si elle savait qu’il n’hésiterait pas à la tuer en cas de besoin, elle sentait également qu’il n’en avait pas vraiment l’envie. Ça semblait si facile… trop facile. Elle se maudit intérieurement. Son père ne lui avait pas appris à fuir. Quelle piètre victoire que celle dont on ne peut pas profiter. Elle avait une vengeance à accomplir et elle irait jusqu’au bout. Ce n’était pas le moment de baisser les bras parce qu’un stupide gringo appuyait là où ça fait mal.

Soudainement, Nina poussa un hurlement de rage. Dans le même temps, elle avait ôté son couteau de la gorge de Colton pour le planter de toutes ses forces à quelques millimètres de la tête de se dernier. La lame aiguisée s’était enfoncée profondément dans le sol. Si elle avait raté son coup, il serait mort. Lentement, ses doigts se détachèrent du manche et elle posa sa main à plat sur le sol. Sa respiration s’était accélérée. Après la tension de l’instant d’avant, elle était soudainement essoufflée. Elle ne fixait plus le visage de Colton mais avait baissé la tête de telle sorte que ses cheveux détachés cachaient son visage. Sur son front, elle sentait la respiration calme du pistolero. À chaque fois qu’elle reprenait son souffle, elle sentait la pointe de son arme, toujours menaçante.

Tandis que Nina restait immobile, Colton écarta leurs deux poignards. Ils étaient tous deux désarmés à présent. D’un soupir, il écarta une mèche de cheveux de la jeune femme et leurs regards se croisèrent à nouveau. Celui de la mexicaine, noir comme la nuit, était complètement vide. Comme elle. La tension qu’elle avait accumulée durant les minutes précédentes l’avait laissée sans énergie en retombant. Elle écouta sans vraiment les entendre sur le moment les paroles de Wales. Pourtant elle les enregistra inconsciemment.

- Pourquoi refuses-tu mon aide ? Crains-tu que je ne te vole la tâche dont tu t'es imposée la réussite ? Je ne suis pas ton ennemi, Fernandez, mais ton allié. Au cas où ta mémoire te ferait défaut, je t'ai sauvé la vie. Laisser ces joueurs de poker te tirer une balle dans la nuque aurait donc été une meilleure option, à ton avis ?

Comme absente, Nina n’eut pas le temps de résister lorsque Colton la poussa en arrière pour inverser les rôles. Lorsqu’elle commença à se débattre, il la maintenait déjà fermement ? Du fait de sa constitution féminine, la force physique lui avait toujours fait défaut au corps à corps. Habituellement, elle compensait cette lacune par son agilité, mais cette fois elle avait été trop longue à réagir et elle eut beau essayer, elle ne parvint pas à se dégager de la poigne du pistolero. Il reprit la parole d’un ton ferme.

- Je n'ai pas la moindre intention de te tendre un piège ou de t'empêcher de t'attaquer au meurtrier de ton père. A dire vrai, je serais ravi de t'y aider. Alors cesse de me voir comme un ennemi et ose me dire en face ce que tu souhaites vraiment. Tu dis ne pas me faire confiance, et pourtant, tu ne m'as pas lâché d'une semelle, alors vas-y, dis-moi ce que tu cherches précisément, ou alors abandonne cette voie et séparons-nous immédiatement, mais je veux une réponse claire et précise, C'EST COMPRIS ?!

Cette fois, la question n’était pas rhétorique, il attendait véritablement une réponse de sa part. Nina fit une nouvelle tentative pour se libérer, en vain. Il la regardait droit dans les yeux, d’un air de défi. Les larmes avaient creusé un sillon noir dans la poussière que la route avait déposée sur ses joues. La force qui l’avait caractérisée jusqu’à présent avait cédé le pas à une sorte de fragilité. En dépit de tous ses efforts, elle n’était pas infaillible. Pourtant, sa voix était étrangement calme lorsqu’elle répondit.

- Non, je ne te fais pas confiance. Comment le pourrais-je alors qu’on te paye pour retrouver voire éliminer les gens comme moi ? J’ai appris à n’avoir confiance qu’en moi-même. C’est sans doute le seul enseignement que je ne tiens pas de mon père. Il avait davantage de foi en l’être humain et on l’a abattu en lui tirant dans le dos.

La jeune femme marqua une légère pause avant de continuer.

- Je t’ai suivi pour deux raisons. La première c’est que comme justement je ne te fais pas confiance, je pouvais te garder à l’œil. La seconde, c’est que tu me l’as demandé même si tu as prétendu le contraire.

Elle se tut. Elle était calme à présent qu’elle avait pu évacuer la colère qui l’habitait. Elle était toujours essoufflée, mais son esprit s’était apaisé. Sur un ton de défi, elle demanda :

- Cette réponse te va ?

Elle avait perçu que la respiration de Colton s’était accélérée à son tour. Elle avait le pressentiment que leur affrontement n’en était pas la seule cause. Elle non plus ne cillait pas tandis que leurs visages n’étaient séparés que par quelques centimètres et que leurs souffles se mélangeaient. Il exerçait une telle pression sur ses poignets qu’il lui faisait mal, mais elle n’en avait que faire.

En quelques mots, Nina en apprit davantage sur Colton que tout ce qu’elle avait appris depuis leur rencontre quelques heures plus tôt. À mesure qu’il parlait, elle se mit à douter. Ses paroles ébranlaient ses certitudes. Depuis la mort de son père, elle s’était constituée une carapace à toute épreuve. Ne comptant que sur elle, ne faisant confiance à personne, elle avait mené une existence solitaire. Elle n’avait aucune attache, aucun lien et pour seul but, l’obsession de sa vengeance. Et voilà qu’il la faisait douter.

À bien y réfléchir, peut-être avait-elle eu tort de se méfier de lui. Peut-être était-ce lui qui avait raison au fond. Il avait eu plus d’une fois l’occasion de la tuer et il ne l’avait pas fait. Était-ce suffisant pour lui accorder sa confiance ? Après tout, ils n’étaient pas si différents l’un de l’autre. Ils n’étaient certes pas du même côté de la loi mais ils avaient la même vision de la justice. Cette constatation la déstabilisa. Elle n’était plus si sure d’elle tout d’un coup.

Durant le monologue de Colton, la faible distance qui les séparait s’était encore réduite. Leurs visages à présent se frôlaient presque. Il relâcha alors la pression sur les poignets de Nina, ce qui lui permit de se libérer. Elle ramena ses bras contre elle, les glissant tant bien que mal dans le faible espace entre leurs deux corps, frottant ses poignets endoloris. De longues minutes s’écoulèrent encore avant qu’elle reprenne la parole.

- Et que dois-je faire selon toi ?

Sa demande était à la fois emprunte de sincérité et de défi. Pleine des nouvelles incertitudes qu’il avait éveillées dans son esprit et de la frustration qui en était née. Elle n’eut pas le temps d’avoir sa réponse cependant. En parlant, elle avait légèrement bougé la tête et par inadvertance – du moins était-ce ce qu’elle voulait croire – leurs lèvres s’étaient rencontrées. À ce contact, si bref soit-il, Nina s’était immobilisée, s’arrêtant une seconde de respirer. Son regard encore une fois avait imperceptiblement changé, devenant plus profond.

À la suite de ce bref et troublant contact, Colton s’était écarté de la mexicaine, visiblement aussi ébranlé qu’elle. Ils restèrent un moment silencieux et à son tour, Nina se redressa. Par moment, leurs regards se croisaient et la jeune femme aurait aimé savoir à quoi il pouvait bien penser. De son côté, elle se surprenait presque à regretter que ce contact furtif, accidentel ne se soit pas prolongé. Elle se sentait soudain dépassée par ce brusque revirement de situation. Elle se raisonna, rejetant la cause de son trouble sur la tension nerveuse qu’ils avaient endurée toute cette fin de journée. Aussi fut-elle soulagée lorsque le pistolero prit la parole, revenant à leur conversation précédente.

- Ce n'est pas à moi de te dire ce que tu dois faire. Tu as ta vie, j'ai la mienne. Mais si tu le veux, je peux te donner quelques conseils. Le premier, c'est demande-toi ce qui aurait le plus déplu à El Jinete, que tu venges sa mort, ou au contraire, que tu laisses la vie à son assaillant ?

Nina hocha la tête tandis qu’il faisait une pause. Il n’avait pas tort, obnubilée qu’elle était par son chagrin et ses désirs de vengeance, cette question si simple ne lui avait même pas effleuré l’esprit. Il reprit alors :

- Mon deuxième conseil, c'est : est-ce que tu veux vivre pour toujours comme El Jinete le faisait, ou est-ce que tu veux suivre ta propre voie ?

La jolie brune leva son regard sombre vers son compagnon. Qu’entendait-il par là ? Elle l’aimait cette vie. C’était ainsi qu’elle avait toujours vécu, elle avait été élevée ainsi et croyait aux valeurs que son père lui avait enseignées. Elle aimait cette liberté qui était la sienne. Pour rien au monde elle ne l’aurait échangée contre une petite vie bien rangée. Tandis qu’il fouillait dans son sac, elle repensa à ce qu’il lui avait dit un peu plus tôt. Elle aimait aussi l’adrénaline que la proximité constante du danger faisait couler dans ses veines.
De façon inattendue, le pistolero lui tendit un cure-dent qu’elle saisit distraitement, machinalement. Il demanda alors :

- Je crois qu'en fin de compte, nous n'allons pas réussir à beaucoup dormir, n'est-ce pas ?

Encore une fois, elle leva les yeux vers lui et cette fois son regard était comme résigné. En effet, le sommeil l’avait fuie depuis un petit moment déjà et il semblait qu’il en était de même pour Wales. D’une voix lasse, elle répondit simplement :

- Je n’en sais rien.

À ces mots, elle s’était mise debout et en trois pas elle avait traversé le tipi pour rejoindre l’endroit où gisaient leurs couteaux respectifs et les armes de Colton qu’elle avait envoyées valser un peu plus tôt. Nina ramassa le tout et revint près de lui. Elle se contenta de poser les armes du pistolero à côté de lui et lui tendit son couteau, tout en remettant le sien à sa place, sous sa jambière. Puis sans un mot, elle s’assit à nouveau en tailleurs, lui faisant face.

- Et maintenant ?

Elle se doutait qu’il n’avait pas plus de réponse qu’elle à cette question mais elle ne savait pas quoi dire d’autre. Ils devaient avoir l’air stupides assis comme ça l’un en face de l’autre dans le noir. Lui mâchouillant férocement, elle avec encore sur les joues les traînées grises laissées par les larmes.

Un nouveau silence, long et pesant, suivit la question de Nina. L’embarras qui les avait saisis tous les deux ne s’était toujours pas dissipé et semblait flotter entre le pistolero et la mexicaine. Avant de répondre, Colton se mit plus à l’aise, retirant ses chaussures pour se retrouver pieds nus. La jeune femme n’avait aucun mal à imaginer les questions qu’il pouvait se poser, elle se posait les mêmes. Elle détestait par-dessus tout être ainsi prise au dépourvu. Elle n’avait pas l’habitude de ces situations où les conséquences de sa décision la dépassaient, où il fallait prendre en compte une autre personne avec tout ce que ça pouvait impliquer.

Wales se lança alors dans un étrange manège. Prenant deux cartouches parmi sa réserve de munitions, il entreprit d’en vider une de la poudre qu’elle contenait avant de la refermer. Que comptait-il faire exactement ? Nina ne tarda pas à le découvrir. Après avoir considéré un moment les deux balles, il les lança dans sa direction. Avec adresse, la mexicaine les attrapa au vol avant de lever vers lui un regard interrogatif.

- C'est une question à laquelle je suis incapable de répondre. Si tu n'as pas non plus de réponse, alors autant laisser le hasard décider pour nous. Je crois que nous en sommes vraiment réduits à ça...

Tandis que Colton se détournait, laissant le soin à Nina de prendre une décision, la jeune femme considéra les deux munitions dans sa main. Si elle les mettait dans l’un de ses colts, l’une serait inoffensive, l’autre mortelle. Ses pensées s’égarèrent un instant sur cette question. Comment deux petites choses si semblables pouvaient-elles être si différentes à la fois ? Une différence lourde de conséquences… son compagnon rompit le silence.

- Alors ? Est-ce que tu as trouvé la solution à notre interrogation ?

Nina leva ses yeux sombres vers lui, prenant son temps pour répondre. Leurs regards se sondèrent un instant et dans ce lui de Colton, la jeune femme put lire toute la tension à laquelle il était soumis à cet instant. Comme s’il craignait sa réponse ou au contraire en attendait une sorte de soulagement. Non, il ne s’en tirerait pas de cette façon. Il était hors de question qu’il se défile et lui laisse l’entière responsabilité de ce qui allait se passer.

- Sache que je ne joue que lorsque je suis sure de gagner. Je n’aurais pas pensé que tu sois du genre à t’en remettre au hasard plutôt que d’assumer tes décisions. Tu me déçois Colton Wales.

Elle avait prononcé ces mots sur un ton très calme, sans la moindre trace de défi ou de quoi que ce soit d’autre. C’était une simple constatation. Tout en parlant, elle avait saisi la main de Colton et y avait déposé les deux balles avant de lui refermer les doigts dessus. Puis se levant en direction de l’entrée du tipi, elle ajouta :

- Quand tu sauras ce que tu veux, fais-moi signe.

À ces mots, elle sortit. S’accroupissant tout près de l’entrée, elle utilisa l’inclinaison de la toile comme dossier et plngea son regard dans le ciel étoilé.